Les problèmes socio-économiques, l’influence des « mentalités » sur le logement et le coût élevé de la construction
34Les grandes difficultés auxquelles l’urbaniste s’est heurté relèvent surtout des problèmes économiques, démographiques et sociaux. Ceux-ci compliquent toute action d’amélioration du logement que pourrait entreprendre l’urbaniste : le prix élevé des terrains et de la construction, le surpeuplement des logements et enfin les obstacles engendrés par ce que Pineau appelle la « mentalité » des habitants.
35Pineau remarque que les terres cultivables étant rares dans les deltas, le surplus de la population envahit les villes d’Indochine qui connaissent un accroissement considérable et un surpeuplement endémique dans certains quartiers annamites ou chinois13. On peut trouver à Hanoï des densités de 2 000 et jusqu’à 3 000 habitants à l’hectare14, dans des endroits où la surface bâtie représente 95 % de celle du sol (Pineau, 1943 : 31). De plus, une des difficultés pour l’urbaniste travaillant au Tonkin est le morcellement de la propriété. Le prix élevé des terrains et donc des loyers entraîne une sur-occupation préjudiciable à la salubrité. Il évoque « des parcelles dont l’exiguïté, les dimensions, ne répondent ni aux exigences des habitations urbaines des différents quartiers ni à celles de l’hygiène la plus élémentaire » (Pineau, 1943 : 32). En centre-ville, les densités très fortes d’habitants et de constructions, ainsi que le coût du terrain rendent ruineuses les expropriations, les ouvertures de voies et les opérations d’aération de ces quartiers. Les techniques hygiénistes recommandaient le désengorgement des quartiers surpeuplés, « détruire les taudis, améliorer le logement indigène, presque toujours insalubre » (Pineau, 1943 : 26). Dans cette lutte, l’urbanisme vient relayer la technique sanitaire par les dispositions données aux nouveaux quartiers indigènes : espaces verts, terrains de jeux et de sport, piscines publiques. Pineau pense que l’éducation sanitaire se fait par l’exemple, que la transformation des villes s’accompagnera d’une transformation des mentalités (Pineau, 1943 : 26).
36L’amélioration des logements, surtout ceux situés en périphérie, a constitué l’une des préoccupations de Pineau, à laquelle il a répondu en cherchant des solutions économiques, comme les « paillotes améliorées » proches de l’habitat populaire, avec des typologies simples et des matériaux peu coûteux. Pour répondre à la demande de logements sociaux, il aurait voulu innover en introduisant en Indochine l’immeuble barre de type collectif, se référant au modèle préconisé par le mouvement moderne. Il a commencé à étudier quelques projets en ce sens pour le quartier du Lac Bai Mau, mais faute de moyens, ils ne furent jamais réalisés. Il faudra attendre les années 60 pour voir surgir des immeubles collectifs à Hanoï. Ce problème de surpeuplement atteint aussi les quartiers périphériques, et il va devenir l’un des plus aigus pour ces villes au cours du xxe siècle. Pineau note la rapidité avec laquelle se créent les faubourgs, parfois surgis en quelques nuits dans des zones agricoles en limite des villes, et qui combinent plusieurs problèmes sanitaires : absence d’eau potable et présence de mares d’eau stagnante et de détritus. Les villages perdent leur caractère agricole avec l’afflux d’une population qui représente les « éléments urbains les plus pauvres et parfois les pires » (Pineau, 1943 : 31), la plupart du temps des ruraux venus chercher du travail dans la capitale et qui n’ont pas les moyens de se loger en ville. L’importance de cette population, son manque de ressources, son paupérisme entraînent des problèmes que « l’urbaniste devra, sans perdre de temps, résoudre », les municipalités se trouvent alors confrontées à « des difficultés parfois insurmontables » (Pineau, 1943 : 31). Visiblement, leur ampleur dépassait de loin les possibilités d’action de l’urbaniste.
37Si l’on s’éloigne du centre, l’aménagement des zones périphériques est rendu presque impossible à cause de la vaste étendue des surfaces à traiter et des faibles ressources des occupants. Un des problèmes les plus aigus de ces quartiers est la mise sur pied des services publics urbains comme l’eau, l’électricité, les égouts et les transports, qui nécessitent « l’investissements de capitaux considérables ». Or dans ce domaine-là aussi, « les solutions se sont toujours révélées trop mesquines et toujours dépassées » (Pineau, 1943 : 31). On est confronté ici à deux exigences contradictoires : d’une part, il faut prévoir grand, penser aux besoins actuels mais aussi futurs, d’autre part, comme le dit Pineau, « les capitaux hésitent », parce que les consommations sont trop faibles, entraînant des coûts du courant ou du mètre cube d’eau trop élevés : « comment ces agglomérations sporadiques, temporaires, misérables, de paillotes pourraient-elles faire un usage normal des services publics ? » (Pineau, 1943 : 31).
38Quant à l’influence sur l’urbanisme des facteurs sociaux, regroupés sous l’appellation « mentalité des populations », Pineau avance qu’une des causes du surpeuplement dans les paillotes comme dans les logements urbains serait la composition de la famille annamite qui englobe la famille étendue, de 6 à 10 personnes en moyenne, sans voir que ce sont des phénomènes économiques et culturels qui sont en cause ici, plutôt que la taille de la famille.
39Les situations budgétaires tendues provoquent la sous-location à des proches, pratique qui semble très répandue. On divise l’espace très étroit et profond des compartiments, de 4 m de large sur 10 à 20 m de long, pour loger plusieurs familles dans une grande promiscuité. Comme plusieurs fois dans son texte, Pineau compare, à son détriment, le Tonkin aux pays voisins. Il oppose ces mauvaises conditions à l’aisance des maisons urbaines cambodgienne ou laotienne en bois sur pilotis, espacées, bien construites, donnant aux quartiers « un air de cité-jardin, une allure, une aisance, qui correspond à la mentalité de leurs occupants » (Pineau, 1943 : 32).
40Pineau peut faire preuve d’une certaine dureté vis-à-vis des Vietnamiens ; quand il parle de leur mentalité, on sent une forme de mépris, reflet de l’attitude des colons qu’il côtoyait quotidiennement, frisant parfois le racisme. Il fustige l’esprit de lucre des Tonkinois qui provoque des morcellements et des « entassements sordides ; ce dédain de la propreté dans et autour de l’habitation, cette crainte trop justifiée des voleurs ». Le besoin de paraître, la vanité de façade et l’esprit d’imitation ont abouti dans certains quartiers à une architecture soi-disant moderne, en réalité prétentieuse et de mauvais goût (Pineau, 1943 : 32). Quant à l’architecture métissée, Pineau ne l’apprécie guère. Dans les villages, il est choqué par l’intrusion dans un cadre rural des premières maisons à étage de style urbain avec un toit en tuiles mécaniques. Ce sont les débuts d’une uniformisation de la construction, où l’on voit s’élever à la campagne des modèles architecturaux venant des villes, la plupart des pays ont connu ce mouvement. Le phénomène se généralisant, il a abouti à une sorte de mondialisation de l’architecture domestique. Quand Pineau dit à ce propos qu’il y a « des erreurs à combattre, une mentalité à modifier » (Pineau, 1943 : 33), on réalise qu’il n’a pas vu venir cette déferlante à ce moment-là, lui qui était pourtant clairvoyant dans d’autres domaines.
41D’après Pineau, la solution au problème du logement dépend en grande partie des ressources financières de la population. Pour l’habitation populaire dans les villes, « le terrain est cher parce que le sol urbain est très recherché, que l’Annamite a un goût des placements fonciers qui vient du besoin de paraître. La spéculation est responsable du prix des terrains, les politiques foncières n’ont pas été assez prévoyantes » (Pineau, 1943 : 33). Non seulement le terrain est cher mais aussi, malgré le faible coût de la main-d’œuvre, la construction est chère parce que l’argent est cher, l’usure est l’ennemi du logement sain. L’urbaniste (encore une fois l’homme-orchestre) devrait préconiser une politique de crédit à la construction. Non seulement la construction est onéreuse, mais elle est de mauvaise qualité. Pineau compare les bois de piètre qualité, dévorés par les insectes, des maisons urbaines au Tonkin, à ceux soigneusement choisis des maisons laotiennes. Pineau évoque encore la mentalité, le manque de conscience professionnelle, l’instinct de tromperie.
42Dernière conséquence de ce que Pineau appelle la mentalité, le faible pourcentage de leurs revenus que les Vietnamiens consacrent à leur logement, à cause toujours de leur goût de paraître. Cherchant des causes à cet état de fait, il cite l’endettement pour les fêtes du Têt ou pour un mariage, le jeu, ou encore l’habillement (Pineau, 1943 : 33).
43Pineau fait preuve d’une certaine naïveté quand il estime qu’il faut trouver des solutions à ces problèmes. La question de savoir si l’économie aurait été différente si ce pays n’avait pas été colonisé n’est pas abordée. Dans ce texte, on ne voit pas non plus de questionnement sur l’avenir de la présence de la France dans cette partie du monde, à un moment où partout la décolonisation gagnait du terrain, et où s’affirmaient les mouvements indépendantistes en Indochine. Mais il est vrai qu’on ne lui demandait pas cela dans cette publication, où l’on sent à plusieurs reprises l’influence prégnante du Maréchal Pétain.
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44En 80 ans, beaucoup de choses ont changé, les chercheurs travaillant sur le Viêtnam n’écriraient plus ce genre de texte, rédigé à partir des expériences que Pineau a vécues, mais mâtiné d’une bonne dose de l’idéologie de son milieu, celui des colons durant le régime de Vichy. La colonisation est terminée, l’indépendance a eu lieu une dizaine d’années plus tard, et il n’y a plus d’architecte français à la tête du service d’urbanisme, homme-orchestre comme Pineau. Les villes ont changé aussi, les quartiers historiques de Hanoï assez peu, mais avec la métropolisation qui a atteint l’Asie du Sud-Est, on parle désormais d’économie et de planification, plus tellement des habitants et des modes de vie.
45En 1943, on était à la veille d’importants bouleversements politiques, notamment d’une guerre qui va durer jusqu’en 1975. Les répercussions de ces changements sur l’urbanisme et l’architecture, peu lisibles dans les premières années d’indépendance nationale, seront beaucoup plus marquants à partir des années 1980, quand le développement économique et la spéculation commencèrent à modifier durablement l’aspect des villes, et quand les nationaux n’auront plus de scrupule à transformer ce que Pineau appelait les « villes à caractère ethnique ». Des immeubles collectifs furent construits, type d’habitat pour lequel Pineau avait fait des projets qui n’ont pas pu aboutir.
46Pineau a contribué à la formation des élites architecturales locales par sa pédagogie, ses recherches, son ouverture sur la modernité, et aussi par sa fonction et ses activités. Ses intérêts pour le local ont très certainement influencé les techniciens avec qui il travaillait, ainsi que les ingénieurs des Travaux publics. Il fut l’un des premiers à soulever des questions importantes sur les problèmes des villes des pays en voie de développement, qui n’ont pas été résolus comme il l’espérait, et qui n’ont cessé de prendre de l’ampleur au cours du xxe siècle, laissant sur ses traces libre cours aux travaux de recherche.